Huawei nourrit de nombreuses controverses. Les accusations d’espionnage et les diverses exactions commises à l’encontre des droits de l’Homme en Chine ont conduit plusieurs associations à manifester contre l’implantation de l’usine Huawei en Alsace.

Source: NTD

La Cité interdire à Pékin, arborant les armoires de la République populaire de Chine (RPC) et un portrait géant de l'ancien dictateur Mao Zedong, fondateur du régime.
La Cité interdire à Pékin, arborant les armoires de la République populaire de Chine (RPC) et un portrait géant de l’ancien dictateur Mao Zedong, fondateur du régime. • © Gil Giuglio, MaxPPP

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. » C’est ce qu’aurait dit (ou pas) l’empereur Napoléon Ier. Elle aura fait trembler l’Eurométropole de Strasbourg (Bas-Rhin), après la publication d’un article écrit par Jérémy André dans Le Point, en date du vendredi 26 février 2021. Son titre : « Comment la Chine pousse ses pions à l’université ». Dans celui-ci, Christian Mestre, universitaire renommé et déontologue de l’Eurométropole, est présenté comme ayant été « instrumentalisé » par la Chine (il le reconnaît lui-même). Devant la polémique, il a démissionné de son poste de déontologue.

L’article ne dénonce pas un universitaire strasbourgeois. Il informe le public de l’existence d’un système diffus par lequel la République populaire de Chine (RPC) crédibilise son image dans le monde et parmi sa propre population. « L’article ne démontre pas forcément l’influence de Pékin à l’université de Strasbourg. Mais dans les universités au sens large, via le rôle de certains professeurs ou dirigeants », confirme à France 3 Alsace Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). La Chine n’est pas la seule à le faire, mais son cas est intéressant. 

Pékin essaye d’influencer certains intellectuels. Christian Mestre est un exemple en France, mais il y en a d’autres.

Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)

L’expert en politique étrangère chinoise raconte. « Pékin, depuis des années, partout dans le monde, essaye d’influencer certains intellectuels dans les sociétés civiles. Christian Mestre est un exemple en France, mais il y en a d’autres, comme Maxime Vivas. Ils vont reprendre les éléments de langage de Pékin. Le but : avoir des relais pour convaincre la population chinoise qu’à l’étranger, il y a des soutiens au régime. Et créer à l’étranger des réseaux favorables aux intérêts chinois, montrer aux pays en développement qu’il y a des opposants [au modèle occidental] dans les pays occidentaux. » 

« Les élites politiques n’ont pas forcément conscience des enjeux et risques [technologiques et compétitifs notamment; ndlr]. Il ne s’agit pas bien sûr de ne plus coopérer avec la Chine, de se méfier des étudiants chinois… Mais il faut une attention plus grande, évaluer les risques liés à la coopération franco-chinoise dans les universités et centres de recherches. » Il y a aussi les persécutions de la minorité musulmane ouïghoure. Jérémy André a appris pendant son enquête de six mois que Christian Mestre (prétendant que les médias chinois ont déformé ses propos) aurait minimisé leur sort lors d’un voyage au Xinjiang, province chinoise où se trouvent leurs camps (voir sur la carte ci-dessous). France 3 Alsace a interrogé le journaliste.


Pourquoi cette enquête ?

« À l’origine, je réalisais une enquête neutre sur les liens entre la Chine et les universités. Le but était de faire un panorama en France. Il y a un contexte que j’ai listé au départ : les instituts Confucius, les histoires connues de pressions sur des directions d’universités… Il y a eu l’Inalco et Sciences Po, lors de la visite du Dalaï Lama en 2016. Il y a aussi l’Australie, avec une situation différente. Ils ont 260.000 étudiants chinois [contre 35.000 en France] et une influence chinoise bien plus grande. Il y a déjà eu un grand retour de feu où la population australienne n’a pas accepté la dérive politique d’une partie des universités. »

« C’est une enquête générale : mon but n’était ni de faire spécifiquement quelque chose sur l’université de Strasbourg, ni sur monsieur Mestre. Un tiers de l’article, ainsi que le titre, sont consacrés à d’autres sujets. Il ne s’agit pas d’une enquête, à l’origine, contre ou à charge des personnes ou une institution. Ensuite, ça s’est resserré très fortement sur monsieur Mestre. Parce qu’au fil de mes interviews ont été portés à ma connaissance les faits présents dans l’article [lire le fil Twitter visible ci-dessous; ndlr]. C’est à dire son voyage et sa conférence à Ürümqi, capitale du Xinjiang, et Kachgar. »


« D’autres éléments m’ont été communiqués par des sources internes à l’université de Strasbourg… La petite bataille qui a eu lieu pendant une dizaine d’années entre sinologues qui voulaient maintenir rigueur et indépendance académique, et d’autre part différents éléments – pas seulement monsieur Mestre – qui poussaient à une intégration de plus en plus forte de la Chine. Des éléments qui ont donné l’impression au consulat qu’il était chez lui, au point que le jour où il y a eu un séminaire sur les Ouïghours en janvier 2019, le consulat s’est permis d’intervenir en envoyant deux personnes pour perturber les débats et distribuer des documents de communication, de propagande sur le Xinjiang : dans un séminaire académique, ce n’est pas normal. »

« J’ai beaucoup d’éléments sur d’autres universités et établissements qui vont venir dans d’autres articles par la suite. Voilà l’histoire de mon enquête. En plus, il y a une tendance naturelle dans les institutions de l’éducation en France, sur tous les sujets, à privilégier le ‘pas de vague’. Y compris sur la Chine, car elle a un poids financier, car il y a des coopérations et des financements de laboratoires. Les universités ne veulent pas les mettre en péril. On minimise ou banalise des choses qui sont en fait graves. » 
 

Pourquoi les faits dénoncés sont graves ?

« Mon article ne dénonce ou ne juge pas monsieur Mestre. Je ne demande pas en fin d’article s’il est un complice cynique de cette politique menée par la Chine, ou s’il s’est juste ‘perdu’. Ce n’est pas du journalisme, donner son avis sur ce genre de choses. Je rapporte juste des faits déjà publics : qu’il s’est déjà rendu au Xinjiang, sa conférence, les propos qu’il a tenus à la presse chinoise. Et toute une série de liens avec des institutions en Chine affiliées en fait au service de propagande. L’ensemble des faits que je rapporte, à 90%, sont des faits qui étaient déjà publics. Ils demandaient simplement un effort de synthèse et d’interprétation. Et surtout de vérification. »

« Tout ce que j’ai fait, c’est vérifier un à un ces faits. Qu’il s’était bien rendu là-bas, qu’il avait bien fait cette interview dans les médias chinois… J’ai appelé, j’ai confronté. Je ne suis pas responsable de la charge polémique du sujet. C’est lui qui est responsable du fait qu’au public français, il paraît intolérable qu’un grand professeur d’université se rende aux côtés de services de communications d’un État autoritaire dans une région où une répression a lieu contre une population, les Ouïghours. Et qu’il participe à blanchir, à nier l’existence de ces crimes. Je ne dénonce pas, mais rapporte et informe; et c’est le public qui s’indigne. Les élus de l’Eurométropole ont très bien agi en mettant le sujet à l’ordre du jour et en s’interrogeant. »

Je ne dénonce pas, mais rapporte et informe; et c’est le public qui s’indigne.

Jérémy André, correspondant du Point en Asie (basé à Hong-Kong)

« Il y a déjà un débat sur les liens entre universités françaises et courants idéologiques et politiques. On voit bien, quelles que soient les idées défendues, que ce mélange des genres n’est pas normal. Or, dans le cas de monsieur Mestre, c’est encore plus grave. Il participe à une série de conférences, dont certaines ont eu lieu au coeur des institutions européennes. Cela contribue à une entreprise de l’État chinois qui consiste à utiliser les apparences du débat académique. Mais ce sont des opérations politiques pour brouiller la définition des droits de l’Homme et blanchir les actions de l’État chinois. »

« Du point de vue de la communauté internationale, comme l’a qualifiée notre ministre des Affaires étrangères [vidéo ci-dessous ; ndlr], ces actions sont qualifiées de répression. Au Xinjiang, des dizaines d’universitaires ouïghours sont arrêtés, mis en prison, juste car ils incarnent la culture ouïghoure. Pour certains peut-être parce qu’ils ont des idées nationalistes ouïghoures, autonomistes voire indépendantistes. Pékin appelle ça du terrorisme et du séparatisme, et s’attaquent à eux en les traitant de djihadistes, en les enfermant collectivement. Un enfermement en masse de populations innocentes. »

« C’est une forme de châtiment collectif pour des actions politiques d’une toute petite partie des Ouïghours. C’est indigne pour un universitaire de participer à ce blanchiment. En particulier pour un universitaire qui est professeur de droit, et encore plus pour un doyen honoraire d’une faculté de droit et ancien président de l’université Robert Schuman de Strasbourg. »

« Être référent laïcité à la Conférence des présidents d’universités – dont on n’a pour l’instant eu aucune réaction – et dire dans une région que la solution contre le terrorisme, c’est d’enfermer massivement les musulmans… Il y a un devoir de réserve et des valeurs démocratiques qui font que ce type de discours est inacceptable. En plus, l’Alsace a elle aussi une histoire par rapport à ça. Je me souviens y avoir visité un camp de concentration, dans mon enfance… » 
 

À qui la faute ?

« Un chercheur m’a dit une chose très bien. C’est pas la faute de ces universitaires et de ces chercheurs. Il y a peut-être une faute morale… Mais la faute, elle est aussi à nos autorités politiques de ne pas encadrer et fixer des règles. In fine, ce qu’exige une telle situation, c’est que le ministère dise qu’il y a des coopérations sérieuses… Qu’il faut certes coopérer avec la Chine car c’est une grande puissance et que ses scientifiques sont de très grande qualité… »

« … Mais qu’il faut des règles. Je peux vous citer toute une série de choses aberrantes. Où théoriquement, il devrait quand même y avoir des éléments soumis à des obligations de déclaration. Des revenus de cumuls d’activités à l’étranger… Mais rien de tout ça n’est encadré. »
 

Christian Mestre dénonce des « contrevérités »…

« C’est un juriste de grande qualité. Il sait exactement que répondre à ce type d’informations à son sujet, pour les brouiller et minimiser au maximum les possibles suites juridiques et professionnelles pour lui. Sa défense est vide [rédigée dans une lettre publique visible ci-dessous; ndlr]. Il n’a pas exigé de démenti auprès des médias chinois en 2019 alors qu’il était déjà interrogé sur ses propos par des spécialistes des Ouïghours qui étaient choqués. Et il n’a pas demandé ce démenti alors qu’il est très proche de l’institution qui a organisé la conférence et son interview. »
 

Regarder: Le courrier de défense de Christian Mestre


« Il pouvait immédiatement dire : ‘vous allez trop loin, je suis universitaire, je suis neutre’. Qu’il ne l’ait pas fait montre bien qu’il a réellement tenu ces propos. En discutant avec moi, il m’a dit qu’il y avait eu des propos inventés [par les médias chinois; ndlr], mais il n’a pas précisé lesquels.

« Mais il m’a bien confirmé qu’il avait posé cette question : ‘Est-ce qu’il vaut mieux mettre les radicalisés en prison, ou les mettre dans des centres de rééducation comme la Chine ?’ Or, affirmer que ce que fait la Chine, c’est juste rééduquer des radicalisés, c’est exactement ce que ses confrères ont qualifié de négationniste. Car la Chine ne rééduque pas des radicalisés : c’est faux. Il n’y a pas au Xinjiang de tel programme : il y a un internement de masse avec de la rééducation politique très dure. Des populations entières, comprenant énormément de gens innocents, ont été enfermées. »

Affirmer que la Chine rééduque juste des radicalisés, c’est exactement ce que les confrères de monsieur Mestre ont qualifié de négationniste.

Jérémy André, correspondant du Pont en Asie (basé à Hong-Kong)


« Il est professeur de droit, il a une expertise là-dessus : il ne peut pas dire ça. La vraie question, c’est pourquoi Michel Deneken, président de l’Unistra qui est un théologien, prêtre catholique, humaniste… Qui connaît l’histoire de Pie XII, du silence de l’Église face aux crimes commis pendant les années 40 en Europe… Pourquoi il ne le désavoue pas ? Sa démission à l’Eurométropole, c’était peut-être la chose la plus honorable qu’il pouvait faire. Mais pourquoi son président d’université ne le désavoue pas ? Ça ne lui coûte rien. Je ne dis pas le renvoyer, juste une parole de condamnation. »
 

Quels sont les retours sur votre article ?

« J’ai eu beaucoup de retours de ses collègues de l’université, qui se demandent pourquoi ce silence de Michel Deneken… Je laisserai les médias locaux répondre à la question. Je suis très content des retours. Car il y a des tensions avec la Chine. Les opinions favorables à la Chine se sont effondrées l’année dernière à cause du covid. Et il y a eu une multiplication des actes racistes anti-chinois. Mais les réactions que je vois à mon article, elles sont très rarement anti-chinoises. »

« J’ai beaucoup de spécialistes qui disent que oui, ça fait longtemps qu’ils alertent sur la question, et que maintenant, il faut agir et encadrer. Pour éviter une dérive, éviter la compromission. Voir jusqu’où son engagement pour la Chine a mené monsieur Mestre, ça fera peut-être réagir au niveau des institutions. » 

Le boycott n’est pas la solution, tous les chercheurs m’ont dit vouloir continuer d’avoir des relations scientifiques et universitaires avec la Chine.

Jérémy André, correspondant du Point en Asie (basé à Hong-Kong)

« En dehors de toute cette polémique, le fait que Christian Mestre enseigne à l’université de Chongqing le plaçait en conflit d’intérêt pour occuper un poste de déontologue au coeur d’une région qui accueille de très gros investissements chinois. Rémunéré par l’État chinois, il n’aurait pas pu regarder [convenablement] si les élus recevaient de l’argent ou avaient des activités en lien avec des investisseurs chinois. »

« Je le répète et insiste, il ne faut surtout pas que ce type d’informations devienne des informations contre la Chine. Les chercheurs chinois sont des gens tout à fait honorables. C’est là-dessus qu’a essayé de se défendre monsieur Mestre. Mais les gens qui le critiquent disent la même chose : qu’ils ne veulent pas boycotter la Chine, ça n’aurait aucun sens. Ce ne serait pas la solution, tous les chercheurs m’ont dit vouloir continuer d’avoir des relations scientifiques et universitaires avec la Chine. »
 

Le siège de la filiale française du géant chinois de l'électronique Huawei, à Boulogne-Billancourt, photographié de nuit. C'est un important investisseur en Alsace.
Le siège de la filiale française du géant chinois de l’électronique Huawei, à Boulogne-Billancourt, photographié de nuit. C’est un important investisseur en Alsace. • © Vincent Isore, MaxPPP



Cette affaire permet de rappeler que la Chine s’est attirée beaucoup de critiques à cause de son traitement des Ouïghours. « Vous avez des violences manifestes qui apparaissent comme systématiques des droits de l’Homme », constate Antoine Bondaz. « Camps d’internement, travail forcé, contrôle des naissances à travers des stérilisations forcées, destruction de certains lieux de culte, etc. »

« Cette situation est de plus en plus médiatisée, car on a de plus en plus de documents officiels chinois sur ce qui se passe, de témoignages de Ouïghours là-bas ou qui ont fui à l’étranger, d’images satellites. Et la société civile se mobilise, on l’a vu à travers certaines ONG ou figures politiques comme [l’eurodéputé] Raphaël Glucksmann. » À ce sujet, nos collègues de Rue89 Strasbourg ont interviewé ce dernier : pour ne pas « financer une entreprise qui massacre des Ouïghours », il appelle la région à ne pas financer l’implantation d’une usine Huawei à Brumath (Bas-Rhin).

Source: FranceTVinfo